FAUSSES JOIES

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Mes plus grandes joies sont des tristesses. Je les raffine moi-même à partir de petits fragments que je glane absolument partout. Il y a un comme un prisme triste dans ma tête, que j’estime semblable à un filtre à café, ou à l’un de ces entonnoirs en verre ceinturé de cuir ou de raphia bio, qui fait du encore meilleur jus, dit-on. Ou peut-être d’ailleurs qu’il ressemble davantage au hachoir à viande de ma mère en fait. Comme j’adore le pâté. Partons sur ça.

Quelques-uns de mes groupes ou disques, ou bouts de chansons favoris, qu’on évoquera ici, sont généralement considérés comme plutôt sympas, relax, sont même censés donner « la pêche », d’autres sont conchiés, alors qu’ils me plongent dans des états pas possibles. Mais j’adore ça. Ce sont des choses qui arrivent, vous me direz, quand on est trop émotif, certes, mais également trop geek ou trop snob. Mélanger le tout et c’est l’arôme fatal ; l’exquise tronche de dix kilomètres, que le soleil nous montre ses dents en touches de piano ou que la drache joue son pizzicato jusque dans les os.

Technique, commençons avec Technique. Mon attachement à cet album est tout à fait singulier puisque je l’ai découvert à peu près au moment de sa sortie, à un âge où les hit-parades m’offraient tellement mieux à explorer ; seul sur le sable, les yeux dans l’eau, pour toi Arménie, comme une sarbacane… Je l’écoutais en K7 dans la chambre de ma grand-mère (celle-là même au le moine avait failli foutre le feu au lit, boudiou) avec mon cousin, entre deux canulars téléphoniques (“Allô madame Cocu/Monsieur Verge/etc.”) et quinze appels à Batman sur sa ligne directe au 36 68 20 01 (2,23 F la minute, salaud de Bruce). Technique pour ainsi dire toujours fait partie de ma vie. C’est bien le seul et ce n’est pas là la raison de son importance cruciale.

BatmanTechnique

En bon gros geek, je n’ignore rien des « faits » : un disque alimentaire et par ailleurs superficiel, dansant, drogué, conçu en pilote automatique au bord de la piscaille à Ibiza puis dans le manoir friqué de Peter Gabriel, et qui ne sonne jamais mieux que sur le jukebox d’un pub un soir de juin, une bonne pinte de Carling tiède à la main, cinq autres dans le ventre… J’entends un requiem, je retiens mon souffle. Si on rajoute à tout ça, ses paroles d’évangile :

But I don’t give a damn about
What those people say
They pick you up and kick you out
They hurt you every day

– All the Way

À l’écoute de Technique, on se sent un peu plus vivant, ce qui n’est pas rien ces jours-ci. Ne surtout pas y voir la nostalgie de ces années-là, d’une jeunesse qui s’est enfuie (please), non plus que l’imparable émotion qu’on éprouve en présence du beau, du vrai ou du gros sabot de chez gros sabot – Con te partiro d’Andrea Bocelli un lendemain de cuite, en bande-son dans un vieux Zone Interdite, à tester – mais bel et bien la preuve qu’au cœur des impulsions joviales on déterre moult osselets vénéneux, pléthore d’une gravité grimée, et donc à mon goût, une grandeur inégalable.

Felt affole aussi mon radar. Pas à proprement parler une entreprise de joyeux drilles j’en conviens, mais ses plus galopantes pop songs, toute guitare ourlée ou orgue rayonnant dehors, me filent pour des raisons analogues un glorieux bourdon.

C’est en partie la colère que m’évoque leur perfection absolue rapportée au peu d’écho qu’elles ont récolté. Je sais bien que leur grand ordonnateur Lawrence est une vraie tête de con et un sabordeur de génie, mais quel panache ! Ne me dites pas que la soupe yuppie de ces enfoirés de Simple Minds ou de Fine Young Cannibals méritait davantage de décrocher la timbale. Ça ajoute une rasade de douleur sublime à l’ensemble. Une envie de frapper du poing.

Même flot de révolte aigre-douce vis-à-vis de The Go-Betweens et The Bats, véritables loups en habits de moutons, et auteurs à eux deux d’au moins cent des plus belles, plus pures, plus déchirantes rengaines de tous les temps. Et une fois encore pas de crucifix, de cimetière moisi, à l’horizon, non. Aucun des deux n’a jamais particulièrement cherché à me faciliter la tâche.

Entre clips bubblegum pleins de clins d’œil et de moues lippues rigolotes pour les uns ;

Pour les autres, pochettes criardes dignes de best of de jumpstyle ardennais,

TheBatsArt

ou tubes qui empruntent leur nom à une conseillère d’orientation :

Puis, pas de delays sépulcraux, de tunnels de tambours, de chœurs de sylphides égorgées. Mais on sanglote de plus belle, à grosses bulles, dans le bus ou dans la file de la boulangerie, là où on est sans doute supposé se marrer, garer la jeep, courir dans les dunes avec son Fox terrier… La chialade hâlée parce qu’au fond, on est reconnaissant de faire partie du petit club d’initiés, mais que c’est rude de vivre dans un monde virtuellement sourd à ce niveau de sincérité et d’intelligence. Ça peut te briser en morceaux.

Il y a de la tristesse à ramasser partout, si tant est qu’on désire en faire le condiment élémentaire de sa quête esthétique. Cette cueillette polymathique, ces arrangements mcgyveriens avec la réalité, donnent naissance à une incroyable créature de Frankenstein, qui te servira à jamais ton fix de vague à l’âme. Y a qu’à claquer des doigts.

Autre preuve des bons côtés de ce daltonisme de l’ambiance ; bien des boums sauvées autour d’un « kif partagé » pour The Summer is Magic, Sweet Harmony, What’s in the word ou Capitaine Abandonné. Sur la pierre de tels malentendus on a bâti bien des églises.

Mais il n’est pas question ici de cette notion de guilty pleasure qu’on convoque dans les soirées de planneurs stratégiques parisiens ou les pages culture de Grazia. Mais finalement d’un unknown pleasure. Soit ces splendeurs microscopiques qui grouillent en douce dans une intro, un pont trop loin, une coda opiniâtre.

Discernement, donc. Imaginez sur le même étalage, côte à côte, succulents pruneaux à l’Armagnac ou brochettes de crottins d’ânesse et foie de morue. Il s’agira d’avoir la main sûre. Mais comme décrit plus tôt, on ne risque presque rien : au pire on croit que tu plaisantes et on se ressert un virgin mojito. Au mieux, on te laisse savourer sans jamais te soupçonner, ton reliquat de peine.

PruneauxMorue

Ne serait-ce que pour ses quarante premières secondes, Ouragan de Stéphanie (de Monac’) est vraiment saisissant, ou encore le thème en forme de fugue éternelle du Dream de P Lion. Et s’il y a de l’inadvertance là-dedans, ou de la surinterprétation de ma part, et intercalés, des arêtes, des sortes de grumeaux. Et alors ? tant mieux ! C’est tellement l’horreur la mécanique du feel good. J’aime quand ça rate lamentablement, qu’il y a un supplément d’âme coriace. Je suis là avec mon jerrican pour vidanger le cafard et la dignité de ces gisements frelatés. Il faut les touiller en soi.

Au fond de mon lit, ces soirs de bal du 14 juillet sous le marché couvert de la place Lalaque, je n’avais que le son. Je n’ai jamais rien saisi de telle ou telle chenille qui redémarre, des draguouilles goguenardes, des Madisons flingueurs de cols du fémur vermoulus. Mais j’ai punaisé sur le liège de mon cortex, chaque montée élégiaque et chaque marimba, pour plus tard. Ça servira forcément.

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